Adieu au langage
de Jean-Luc Godard
Sélection officielle
En compétition

Prix du Jury


Sortie en salle : 21 mai 2014




Trésor du nouveau millénaire ou charlatanisme sauvage ?

Pour qui connaît la dernière période cinématographique de Godard, il est probable qu'avant même de rentrer dans la salle le cœur balance : trésor du nouveau millénaire ou charlatanisme sauvage? Sous l'apparence radicalement conceptuelle d'une œuvre individualiste et contemporaine, donc a priori inquestionnable, Adieu au langage se trouve être malgré tout un objet plutôt singulier et plaisant. Il est clair qu'ici Godard, dans un geste terriblement pauvre et regrettable, ne s'adresse qu'à lui-même - non par un regard cynique contre le monde, ni par égocentrisme mais plutôt par résignation. Il est donc important de considérer de ce point de vue que son film n'a rien à justifier et ne se contentera pas de plaire. Certes, ce type de démarche est déjà vu et demeure toujours aussi risible dans son rejet de toute spiritualité humaine et artistique au nom d'une liberté créatrice prétendument absolue. Pourtant, et c'est un œil averti et insensible aux mécanismes de ces grands auteurs qui se rabaissent pour paraître plus immenses et plus humbles encore, c'est à travers cet œil là que s'est produit l'émotion, ou quelque chose comme le ressenti clair et limpide d'une dimension poétique. Difficile d'en dire plus au sens où Adieu au langage est un cinéma effronté et, tout expérimental qu'il soit à première vue, en dehors de tout code.

Il n'y a rien à expliquer mais quelques idées reçues sont à clarifier - ou à confirmer. S'y croisent des postures agaçantes et de la philosophie de fond de tiroir (la courte parenthèse sur la pensée fécale ne vaut pas plus qu'une petite provocation rabelaisienne), des systèmes de l'ancien temps rejoués au rabais (échos de Pierrot le fou et d' À bout de souffle par des acteurs qui jouent mal le hors-jeu), et cette frustration désormais insupportable du lyrisme sonore avorté, qui n'existe jamais dans la durée car qu'est-ce que la durée au cinéma, se demande-t-on ? Il y a tant de bons mots qui sont autant de mauvaises signatures et, malgré tout, il y a de la poésie, de l'émotion, de l'audace. Il ne s'agit pas de parler de l'audace formaliste qui donne aux récents films de Godard la sensation d'une horrible mixture, d'une tambouille théorico-socio-métaphysique mais plutôt l'audace étrange et drôle d'un cinéma pas vraiment sérieux, redevenu enfant et mal élevé.

Il y a des images qui se fixent comme des morceaux uniques, loin de toute réalité, noyées dans une 3D qui se présente enfin comme un corps nouveau. Il suffit de voir les plans sur l'eau, les fleurs, le chien pour s'en convaincre immédiatement ; l'observation des composantes de la Nature devient une matière plastique hybride, totalement nouvelle, créée, faussée et déformée par la palette chromatique à saturation. Plastiquement, Adieu au langage n'ouvre peut-être pas une voie mais parvient à créer un monde né d'aucun temps. Godard est arrivé au niveau d'un cinéma qui ne serait que purement et simplement ce qu'il est, donc une image en mouvement que le temps traverse. Ainsi il ne faut pas écouter les simagrées et les verbiages à sens unique, il ne faut pas chercher de sens profond à tout ce que l'on voit ou ce que l'on entend (c'est un abîme), et il ne faut même pas prendre de recul pour désigner ce qu'est Adieu au langage autrement qu'un film au présent, dans sa dimension la plus simple. Parce que le cinéma n'est ni littéraire, ni même dramaturgique, parce qu'il n'est pas musical mais seulement le temps fixé dans l'image, Godard en tient là la traduction littérale, grossière. Ce n'est ni un grand film ni un mauvais trip. Pour le dire simplement : ce n'est rien d'autre que ce qu'il n'a jamais été.

Entre l'insignifiant, la délectation, le ludique et la pauvreté intellectuelle, Adieu au langage ne fait de Godard ni un grand penseur ni un imbécile heureux, juste un homme à la caméra. Son geste cinématographique n'est ni testamentaire - du moins pas tant que son titre - ni tout à fait blasé puisqu'il s'amuse à inventer ce qu'il lui reste de formes : par exemple faire de la Nature un ensemble kitsch composé, idée joliment inconcevable. Face à la lecture définitive que certains rêveraient d'en faire (ce qui est un contresens dans le cas présent), face à l'excès des bons mots et des spéculations en tous genres, mais aussi à la prosternation coutumière envers le cinéaste-démiurge, Adieu au langage se révèle être plutôt comique, d'autant plus qu'il se moque bien de ceux qui le porteront aux nues. Mais que cela ne l'empêche pas d'être léger et, parfois, touchant !

Jean-Baptiste Doulcet

 

"Abracadabra, Mao Tse Toung, Che Guevara !"

Lauréat ex-aequo du Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, le dernier film de Jean-Luc Godard suscitait les fantasmes les plus fous. Tournés avec une variété de caméras allant de la pire vidéo lo-fi au numérique HD le plus lisse, en 3D, en couleurs et noir et blanc, l'objet était source de convoitise, de moqueries et d'effroi.

Pour commencer, oubliez tout ce que vous avez pu entendre au sujet de ce film ou de son histoire. Il faut y aller l'esprit vide de tout préjugé - c'est difficile - et simplement se préparer à recevoir une gifle inouïe et à double tranchant. Car le film est aussi frais que douloureux, brillant et novateur par moments, énervant et poseur à d'autres. Inégal, en somme. Mais l'essai est plutôt convaincant dans l'ensemble et ferait (presque) oublier l'horreur sans nom que fut Film Socialisme à Un Certain Regard il y a déjà quatre ans.

Nul besoin de résumer le semblant d'histoire qui nous est présenté. Le film se refuse à la narration dans ses grandes lignes et on ne retrouve que quelques personnages de loin en loin : un professeur de philosophie, des étudiants, des Allemands en colère, et surtout un couple adultère et un chien, celui de Godard. Vu de loin on retrouve donc le cinéma d'antan du cinéaste, des histoires d'amour et de mort sur fond de déconstruction formelle, de collage et de citations multiples, empruntées tant à l'Art qu'à la culture de masse. Ce qui change bien sûr, c'est le dosage. Ici le récit est laissé de côté au profit du collage, un de ceux qui restent et qui vous étouffent, implacable. Ça commence fort, par des jeux attendus sur les lettrages chers au cinéaste, sur le montage son (peut-être, avec la 3D, la plus grande qualité du film), sur une recherche permanente de l'invention, pour la beauté et la vanité du geste.

Mono, stéréo, murmures, hurlements, bruits, soupirs, silences, voix, musiques, bribes, extraits, tout se mélange, se confond et se superpose.

Beethoven, Tchaïkovski et Schönberg surnagent dans quelques séquences intrigantes, parfois étonnamment belles et émouvantes. La 3D est poussée jusqu'aux limites de ses potentialités, l'image étant souvent diffractée à l'extrême, à en faire mal aux yeux qui peinent à faire le point, produisant des effets de relief comme on en avait jamais vu. Quelques plans ahurissants jouent à détraquer notre cerveau et sa perception : une caméra reste fixe pendant que l'autre panote, la 3D se déforme, l'image devient explicitement double, simultanée. Un œil voit une image, le second l'autre. Les deux ne peuvent supporter ce qui devient presque un tableau de Bacon ou de Picasso, des carcasses plus que des corps, nues, déchirées. Dans ces quelques moments de grâce douloureuse, le cinéaste délaisse ses bons mots (parfois brillants, d'autre fois insignifiants) pour se concentrer sur la matière même de l'image, nécessairement faussée au cinéma. La 3D où le nouvel outil de mise en évidence de la duperie sur le réel du spectacle cinématographique.

Une fois ce postulat en tête, on prend alors du plaisir à se perdre dans une trame décousue d'amour à mort, de zéro et d'infini, de chien errant. Sur d'autres écrans passent des classiques (Metropolis de Lang, par exemple), on lit de la philo et on parle de caca avec la plus naturelle simplicité. On pioche à tout va ce qui nous plaît ou nous dérange, le bon et le mauvais, le profond et l'imbécile. Le film a le mérite et la justesse de durer à peine plus d'une heure - plus aurait été trop épuisant pour nos organes sensoriels - et de ne pas trop prétendre à faire vraiment sens. Une nouvelle fois, Godard montre qu'il est capable de renouveler son art, voire l'Art tout court, et de proposer de nouveaux régimes d'image et de narration. Le résultat est un film-brouillon qui se veut comme tel, un véritable puzzle-esquisse, où chacun est libre de voir le film qu'il veut (une romance, un essai philosophique, un documentaire sur son chien), certes un peu inabouti, mais bluffant.

Maxime Antoine


 


1h10 - France - Scénario : Jean-Luc GODARD - Interprétation : Heloïse GODET, Zoé BRUNEAU, Kamel ABDELLI, Richard CHEVALIER.

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