Winter Sleep
Kis Uykusu
de Nuri Bilge Ceylan
Sélection officielle
En compétition

Palme d'or
Prix FIPRESCI


Sortie en salle : 6 août 2014




« La Palme d’Or… pas nous ! »

Plan fixe sur des herbes hautes et sauvages, d’un vert renforcé par la grisaille, balayées par un vent d’hiver, exhalant la fumée brumeuse d’une terre froide que le soleil réveille. On reconnaît dans la première des 196 minutes de Winter Sleep, l’esthétique en apparence froide et ciselée de Nuri Bilge Ceylan et la photo de son complice Gökhan Tiryaki, chef opérateur déjà sur Les Climats, Les Trois Singes et Il était une fois en Anatolie. Rapidement, le cadre s’élargit et s’adoucit en même temps qu’il précise le décor et confirme la saison. Nous sommes en Anatolie centrale ; la neige recouvre le pied des aiguilles de pierre et les maisons troglodytes. Un hôtel touristique, peu fréquenté en cette période, à demi camouflé dans ces cavernes naturelles de la Cappadoce, s’étale sur la colline. Aydın, dont on apprendra qu’il est ancien comédien de théâtre – tiens tiens – et propriétaire de l’établissement, revient d’une cueillette matinale de champignons. Le pré-générique s’achève dans un travelling avant très lent, surcadrant de dos le personnage dans une fenêtre ouverte sur l’extérieur, accompagné d’une sonate de Schubert, terminant dans un fondu au noir sur le crâne d’Aydın…

Aydın (incarné par l’immense acteur turc Haluk Bilginer) vit ici avec sa très jeune et jolie femme Nihal (Melisa Sözen) et sa sœur Necla (Demet Akbağ), pas encore guérie d’une séparation douloureuse. Aydın écrit… En dehors de ses chroniques dans un journal local, il prépare un essai sur le théâtre turc. Aydın est posé, solide, avec la sagesse que l’âge semble lui avoir apportée.

On s’attend bien à ce que celui qui a si bien décrit le couple en crise dans Les Climats ouvre le feu…

C’est par un incident en apparence mineur que peu à peu, les courtes certitudes d’Aydın, ses valeurs morales et humanistes, vont s’effriter. Égratigné d’abord par sa sœur, c’est sa jeune femme qui l’enverra dans les cordes en lui révélant son orgueil, son cynisme, sa bienveillance égoïste et ses altruismes étouffants.

Si l’on pense à Tchekhov, c’est autant parce que le film s’est inspiré de quelques-unes de ses nouvelles, que par une écriture des dialogues aussi intelligente que « tripale ». Il est clair que Nuri Bilge Ceylan a, comme il le dit lui-même, amorcé quelque chose avec ce film. Il montre, mieux que jamais, comment l’art a vocation à nous montrer la façon de mener nos vies. Tout en gardant son esthétique cinématographique incroyable, il donne une leçon sur l’usage du champ-contrechamp. Le travelling n’est plus le seul à être affaire de morale comme le disait Renoir.

Aucun temps mort pendant 3h16… rien à enlever, rien ne manque. Jamais Ceylan ne va utiliser de manière abusive le décor pourtant très cinématographique du lieu. Chaque occurrence de l’andantino de Schubert nous propose une émotion sans l’imposer, y compris dans une version arrangée séduisante mais restant sobre.

S’il y a quelque chose du cinéma de Haneke dans cette façon d’amener, autant par le récit que par la mise en scène, à voir les personnages au plus profond de leurs failles (comme dans la séquence où Nihal va rendre visite à l’Imam), Ceylan rajoute à la rigueur de son écriture, une douceur indicible. Winter Sleep, à la fois crépusculaire et lumineux, rêche par endroit mais généreux tout du long, marque un tournant dans l’œuvre du réalisateur d’Uzak. Déjà plusieurs fois primé à Cannes, Nuri Bilge Ceylan obtient la récompense suprême cette année, méritée de manière incontestable.

Jean Gouny


 

 


3h16 - Turquie - Scénario : Nuri BILGE CEYLAN, Ebru CEYLAN - Interprétation : Haluk BILGINER, Melina SÕZEN, Demet AKBAG.

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