Sac la mort
de Emmanuel Parraud
Acid






Vaudou

Emmanuel Parraud, qui revient au long métrage de fiction après un premier essai remarqué en 2009 avec Avant-poste, adjoint à ce nouveau jalon ce qui se confirme comme une obsession. De nouveau, les corps de protagonistes - tous à fleur de peau - semblent ici traversés par un mouvement inachevé. Comme si le cinéaste cherchait à fuir l’évidence des apparences pour mieux explorer les limites du visible. À l’itinéraire tumultueux de Paul, qui illustrait dans Avant-poste la faillite des espérances de tolérance et d’égalité de la société française, se substitue dans Sac la mort un parcours initiatique : celui de Patrice, qui peu après avoir appris la mort de son frère par la bouche même de son assassin, se retrouve expulsé de son domicile volé par un ami. Doit-il venger son parent défunt ? Et comment peut-il se frayer un destin dans un quotidien suffocant ? La trajectoire du personnage se veut avant toute chose mentale, et c’est sur cette base qu’Emmanuel Parraud articule une bonne partie de sa mise en scène. Tantôt la caméra capte en gros plan jusqu’aux moindres expressions de son visage, qui jamais ne cèdent à l’abattement, tantôt elle cadre métaphoriquement la nature et les éléments. En guise d’avatar de cette métaphysique des émotions, l’île de la Réunion apparaît parfois la nuit filmée dans une veine romantique, aux frontières du fantastique. Au sein de ce territoire de fiction si singulier et dans une langue peu usitée au cinéma - le créole -, l’intrigue établit des repères pour mieux les défaire ensuite. Par petites touches subtiles, le film avance laissant planer le doute quant à ses modalités. Alors que l’amorce venteuse et tourmentée de Sac la mort se nimbe de suspense, la phraséologie bifurque vers le drame social et même la romance - le crime s’efface alors pour laisser place à la camaraderie et aux sous-entendus. À moins que le nœud de l’œuvre soit à distinguer en cette prodigieuse galerie de personnages, tous interprétés avec justesse - les badauds, les copains indiscrets, l’ex-petite amie. Mais c’est précisément cet indéterminisme qui constitue le cœur de Sac la mort, constamment à chanceler et à progresser par à-coups.

À travers ses rencontres inopinées et ses déambulations anarchiques, l’antihéros Patrice place le spectateur face à une trame a priori classique. Un univers donnant la part belle à une sonorité, fixant les gestes et façons d’agir entre voisins, entre amoureux, ou encore révélant le rapport aux autorités et quelque part à un certain héritage du colonialisme - voir le ton présomptueux des policiers. Tout dans la mise en œuvre de ce dispositif, pourtant, consiste à créer un vertige, et même à tordre la réalité pour mieux en saisir l’ombre occulte. Entre le Vaudou (1943) de Jacques Tourneur, dont Emmanuel Parraud emprunte l’abstraction lyrique minimaliste, et le cinéma de Souleymane Cissé (Yeelen, 1987, surtout), Sac la mort scrute en creux le surnaturel larvé dans le réel. En témoignent les cauchemars de Patrice et son combat contre la folie, qui donnent en filigrane à réfléchir les signes et symboles d’une société ancienne et sa mémoire refoulée. Par-delà tout folklore, le réalisateur joue à ce titre du motif de la sorcellerie et du mysticisme comme d’un révélateur. Tiraillé entre ses doutes - possible paranoïa - et par les comportements étranges des personnes qui l’entourent, Patrice personnifie l’indéfinition d’une civilisation toujours hantée par les fantômes du colonialisme et de l’esclavage. Spectres auxquels Vaudou et Yeelen se consacraient d’ailleurs ardemment. Plus cependant qu’un passé qui ne passe pas, plus que l’allégorie d’un refoulement douloureux, Sac la mort se lit et se ressent comme un film expressionniste célébrant l’île de La Réunion et ses sinuosités, à grand renfort d’ivresse et de somnambulisme. En cela et dans ses paysages mentaux somptueux, lorsqu’aux fautes individuelles répondent les dérèglements de la nature, Emmanuel Parraud signe une œuvre d’une infinie richesse. Où derrière l’incapacité des protagonistes à gérer un avenir immédiat, se dissimulent surtout une vérité et une innocence - l’essence même du grand cinéma.

Alexandre Jourdain

En collaboration avec le site aVoir-aLire



 

 


1h18 - France - Scénario : Emmanuel PARRAUD - Interprétation : Patrice PLANESSE, Charles-Henri LAMONGE, Martine TALBOT, Nagibe CHEDER.

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