Un couteau dans le cœur
de Yann Gonzalez
Sélection officielle
En compétition








Les yeux sans visage

À Paris, à la fin des années 1970, Anne Parèze est une productrice de films pornographiques, produits à la chaîne. Mais pour retrouver les faveurs de Loïs, sa compagne (qui est aussi sa monteuse), Anne va décider de changer de registre. Elle souhaite désormais financer un film beaucoup plus ambitieux, réalisé par son ami de longue date, le flamboyant Archibald. Ses projets sont cependant perturbés par un tueur en série qui s’attaque aux protagonistes du film. Anne est entraînée dans une étrange enquête qui va bouleverser sa vie.
Précisons-le d’emblée : Un couteau dans le cœur n’est pas un objet consensuel, comme l’attestent sa réception contrastée au Festival de Cannes (une ovation polie mais de circonstance en soirée de gala et un accueil plus que mitigé en séance de presse), mais aussi la réaction de la salle à l’occasion des Rencontres de cinéma In&Out : aucun applaudissement à l’issue de sa projection, alors que le public de cette manifestation est pourtant ouvert aux propositions les plus radicales. On peut penser que les défenseurs du cinéma d’auteur ont pu trouver excessivement kitsch un récit jouant la carte des séries B voire Z, quand les amateurs de films de genre ont pu faire la fine bouche face à ce qu’ils ont pu considérer comme un essai prétentieux et tarabiscoté, abusant des effets de style et des références plus ou moins explicites.
Et pourtant, Un couteau dans le cœur est un film ambitieux et envoûtant, qui confirme l’originalité d’inspiration de son réalisateur, Yann Gonzalez, révélé par Les Rencontres d’après-minuit, songerie onirique et surréaliste évoquant des univers proches de Jean Cocteau ou Jean Genet. Le présent opus est dans son prolongement tout en constituant une rupture, le métrage mobilisant clairement les codes du giallo, du thriller et du film d’horreur. Si le meurtre d’un acteur porno dès la première scène évoquera Cruising de William Friedkin, les agissements et la personnalité du tueur font écho à Phantom of the Paradise de Brian De Palma, quand une plume en guise d’indice policier convoquera le souvenir de L’Oiseau au plumage de cristal de Dario Argento. Mais Yann Gonzalez ne souhaite pas se référer seulement à ces maîtres du cinéma de genre et Un couteau dans le cœur ne saurait rivaliser avec des projets commerciaux et artistiques de la trempe de Ghostland de Pascal Laugier : non pas que Yann Gonzalez souhaite véritablement fuir le premier degré (il y a même recours lorsqu’il filme les déboires sentimentaux de la productrice Anne, amoureuse meurtrie de sa monteuse) ; simplement Gonzalez souhaite se positionner avec davantage de recul, maniant avec subtilité l’art du décalage et du ton détaché. Il s’agit d’abord des « films dans le film », les assassinats d’acteurs étant relayés dans des fictions tournées par l’équipe d’Anne. C’est ensuite le rattachement à tout un pan du cinéma d’auteur français des années 70 à 90, qui tentait d’établir un pont avec le cinéma bis : cela va du Paul Vecchiali de Change pas de main au Jacques Nolot de La Chatte à deux têtes, deux films se situant déjà, en leur temps, dans l’univers du cinéma porno. C’est tout le mérite de Yann Gonzalez d’avoir revendiqué ce double héritage, sans caresser le public dans le sens du poil, et en imprégnant une griffe toute personnelle : l’on appréciera en particulier le brio de certaines séquences comme les déambulations d’Anne dans un cimetière hanté ou la tentative de meurtre dans les dédales d’un backroom. Il faut aussi préciser que le film a été l’objet d’un beau travail de composition plastique et que la direction d’acteurs joue un rôle essentiel. Le réalisateur a ainsi demandé au comédien qui interprète le tueur de garder en permanence son masque sur le plateau. « À part deux ou trois membres de l’équipe mis dans la confidence, personne ne savait donc qui il était. Cela a donné une ambiance très particulière les jours où il était là. Et puis lui-même s’est donné à fond, il est vraiment entré dans les ténèbres de son personnage. Pour moi ce sont les acteurs qui impulsent la couleur du film, et [l’interprète du tueur] lui a donné une couleur violente et inquiète, car c’est un personnage brisé par la tragédie. Je voulais que ce soit un monstre émouvant et effrayant à la fois ». La troupe d’acteurs semble avoir adhéré à la démarche générale du cinéaste, à commencer par Vanessa Paradis, d’un charisme et d’une verve indéniables, et qui offre ici sa meilleure composition. Les seconds rôles sont réjouissants, du fidèle Nicolas Maury au reste de la distribution, des « anciens » aux jeunes premiers. L’ombre des univers de Vecchiali, Téchiné ou Collard est en effet présente de par les apparitions de Florence Giorgetti, Jacques Nolot ou Romane Bohringer, quand de nouveaux beaux gosses illuminent l’écran, tels Khaled Alouach, Jonathan Genet, Félix Maritaud ou Thibault Servière. Sans doute manque-t-il à Un coûteau dans le cœur ce supplément de magie et de perfection esthétique qui a fait le succès d’estime du déjà culte Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico (par ailleurs au casting du présent film de Gonzalez). Mais tel quel, Un couteau dans le cœur comporte suffisamment de beauté et d’audaces pour être recommandé et constitue un métrage exaltant, loin du confort narratif et visuel de la majorité des productions.

Gérard Crespo

Le méta-film série Z

Paris, été 1979. Anne est productrice de pornos gays au rabais. Lorsque Loïs, sa monteuse et compagne, la quitte, elle tente de la reconquérir en tournant un film plus ambitieux avec son complice de toujours, le flamboyant Archibald. Mais un de leurs acteurs est retrouvé sauvagement assassiné et Anne est entraînée dans une enquête étrange qui va bouleverser sa vie...
Après une magnifique séquence d'ouverture à mi-chemin entre Cruising de Friedkin et du De Palma, Yann Gonzalez rate son film. À travers ses références fétichistes, ce film-pulsion qu'aurait pu être Un couteau dans le cœur (après Les Rencontres d'après minuit du même réalisateur, l'une des plus belles révélations françaises de ces dernières années), n'est qu'en fait une vraie série Z qui se rêve mieux que ce qu'elle n'est. Le méta-film est exagéré (sexe et cinéma, montage du montage, écrans dans l'écran, pellicules que l'on coupe, corps que l'on lacère, remise en scène du récit criminel dans le porno), et le film part dans tous les sens : bien entendu on ne peut pas reprocher d'être Z à un film qui s'en réclame, mais là où le bât blesse, c'est dans la terrible absence de personnages ; Vanessa Paradis et Kate Moran, ainsi que leur relation amoureuse qui est à la base du film, n'existent pas. Les seconds rôles disparaissent au profit de troisièmes rôles ridicules (Romane Bohringer) ; Gonzalez cherche une idée originale de mise en scène à chaque séquence pour rattraper le manque de consistance du fond théorique qu'il fantasme.

Chaque visage est étrange comme si tout devait par apparence chercher le bizarre, ce bizarre si dérangeant et lyrique que son premier film contenait. Peut-être que le budget grossi de ce second film est la raison de ce lissage... Les rapports transgressifs mort/sexe, le côté cru et transgenre semblent une mascarade forcée, à la recherche du style, là où Les Rencontres d'après minuit, paradoxalement, en un décor unique et factice, et par la dimension excessivement littéraire du texte, parvenait à créer beaucoup plus de visions. Il y a ici et là quelques fulgurances de mise en scène (dont une superbe séquence de tempête artificielle dans les bois) mais le film laisse un étrange goût de vulgarité et de film théorique légèrement bas de gamme. C'est plus l'idée du film que le film qui l'emportera, dans l'inconsistance de ses personnages (et donc de ses acteurs sous-exploités : Vanessa Paradis, Kate Moran, Nicolas Maury... quel gâchis!). Chaque idée du scénario semble inaboutie (l'oiselier et son temple maçonnique...), le fantastique sonne comme un gadget, l'horrifique comme un simple clin d'œil. Même le regard sur le monde transgenre underground semble terriblement plat. Reste les jeux chromatiques, les décadrages, le montage, toute cette belle façade dont le film exhibe dès qu'il peut les attributs ; mais cela n'aura pas suffi à masquer la pauvreté d'un film pourtant si prometteur.

Jean-Baptiste Doulcet



 

 


1h50 - France - Scénario : Yann GONZALEZ, Cristiano MANGIONE - Interprétation : Vanessa PARADIS, Kate MORAN, Nicolas MAURY, , Jonathan GENET, Salim TORKI, Pierre PIROL, Khaled ALOUACH, Félix MARITAUD, Noé HERNANDEZ, Thibault SERVIÈRE, Romane BOHRINGER, Elina LÖWENSON, Yann COLLETTE, Jacques NOLOT, Florence GIORGETTI.

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