Manderlay
Lars von Trier
Sélection officielle
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Après Dogville et en attendant Washington, dernier volet du triptyque, Lars von Trier nous invite à renouer avec l’itinéraire de Grace (Bryce Dallas Howard qui remplace plutôt avantageusement Nicole Kidman dans le rôle, aux côtés d’un casting qui mérite le détour).
Tel un jeu de société, un grand plateau blanc s’expose à l’écran, sur lequel les tracés noirs délimitent les états américains. On peut dire que la (les) couleur(s) est(sont) annoncée(s) dès le début, lequel début sera bien sûr suivi d’une suite, qui démontrera que rien, ni surtout personne, ni tout blanc ou tout noir.
Années 30. Au son de la voix off, à la fois très appuyée et très distanciée de John Hurt, la route de Grace ­ toujours en compagnie de son père et de ses sbires ­ échoue en Alabama et plus précisément à Manderlay. Là, Grace découvre une plantation où, malgré son abolition soixante-dix ans plus tôt, l’esclavage sévit encore, provoquant l’indignation de la jeune femme.
Laissant son père continuer sa route, Grace décide d'agir. A Manderlay, le temps des maîtres blancs et des esclaves noirs a perduré : sous la férule énergique de Mam (sic !) et de sa loi consignée dans un livre, sorte de mode d’emploi de l’esclavagisme, l’oppression et l’humiliation continuent de faire leur œuvre.

La Mam’s law va jusqu’à classifier la race noire en sept types psychologiques d’individus, travail issu de l’étude systématique des comportements des esclaves ayant “vécu” à Manderlay depuis sa création. Un ouvrage, dont jusqu’à la fin on ignorera l’auteur, mais qui, en attendant, provoque la révolte de Grace. Laquelle s’engage dans sa mission rédemptrice, s’attachant ­ sans didactisme, avec le plus d’humilité possible ­ à semer la démocratie (comment exprimer un vote équitable, comment gérer sa colère…), encore ignorante de ce dont la récolte sera faite.

Car Grace n’est pas au bout de ses surprises, et finira même par se surprendre elle-même dans un rôle que sa bonne volonté et sa naïveté ne lui permettaient pas d’imaginer.
Insidieusement, Lars von Trier brouille les pistes autour de personnages ­ particulièrement le vieux Wilhelm ­ qui résistent aux stéréotypes, déstabilisant la belle et généreuse idéologie de Grace : les supposées angéliques victimes de l’oppression ne sont souvent que des êtres très ordinaires, tout simplement humains, et ce pas forcément au bon sens du terme. « Vous nous avez faits » se contente d’asséner la communauté noire, augmentant d’autant le sentiment de culpabilité de Grace, qui confirme « Nous en avons fait de qu’ils sont. »
Sous prétexte de récit historique, Lars von Trier frappe au cœur du présent, de nos sociétés empêtrées dans leur mauvaise conscience et dérange en remettant enfin en cause la prise de position unanimement adoptée par tous ceux que l’esclavagisme ou le colonialisme ont marqué d’un indélébile sentiment de honte, entretenu par le politiquement correct.
Avec à ce discours courageux et salvateur, le réalisateur fait la peau aux utopies et signale à grands gestes les écueils de la dévotion aux grandes causes. Esclaves, les hommes savent qu’ils auront au moins un toit et à manger chaque jour. C’est loin d’être le cas de chaque citoyen aujourd’hui. Esclaves ils resteront tant que l’Amérique restera ségrégationniste : en attendant, il vaut mieux éviter l’expérience aléatoire de l’autonomie, la démocratie ne leur servirait à rien.


Marie-Jo Astic


2h19 - Danemark - Scénario, dialogues : Lars von Trier - Photo : Anthony Dod Mantle - Décors : Peter Grant - Montage : Molly Malene Stensgaard - Interprétation : Bryce Dallas, Isaach De Bankolé, Danny Glover, Willem Dafoe.

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