Deux jours, une nuit
de Jean-Pierre & Luc Dardenne
Sélection officielle
En compétition

Prix spécial oecuménique


Sortie en salle : 21 mai 2014




Les variations Cotillard

Après la parenthèse lumineuse et lyrique du Gamin au vélo, Grand Prix du Festival de Cannes en 2011, les frères Dardenne retournent à un cinéma plus proche de leurs œuvres précédentes. Caméra au poing, plans très longs merveilleusement chorégraphiés, radicalité du propos et grâce de l'interprétation. C'est simple, Deux jours, une nuit est aussi lapidaire que son titre et tout superflu lui a été soigneusement ôté, comme si son scénario avait été rongé jusqu'à l'os pour ne délivrer que l'essentiel de ce drame social époustouflant.

L'essentiel, c'est que Sandra - Marion Cotillard a rarement été aussi intense et sobre à la fois, risque de perdre son travail au retour d'une dépression si ses collègues n'acceptent pas de renoncer à une prime. Le postulat est simple : elle va les rencontrer un par un durant le week-end et tenter de les convaincre. Et le film a l'audace sublime de ne pas vouloir être autre chose que cela : une succession de rencontres où le personnage argumente avec ses moyens pour conserver son travail, entrecoupées de séquences domestiques ou de trajet où elle lutte pour ne pas craquer. La simplicité du discours en est ici sa force. La situation est réduite à sa plus simple expression, mais cette expression est si inextricable que sa simplicité en redouble la cruauté. C'est toute l'absurdité et la lâcheté du monde du travail qui sont contenues dans ce paradoxe. Et le film, tendu de bout en bout, est un appel désespéré à la solidarité.

Sa mécanique en est impitoyable : Sandra retombe dans la dépression dont on nous dit qu'elle avait pourtant triomphé (économie et justesse encore que de relayer ces éléments à la périphérie du film, à un avant qu'on ne verra pas et que l'on a pas besoin de voir), se goinfre de cachets, entre dans une spirale d'auto-destruction et de rabaissement. La cellule familiale est ici montrée comme un havre pour elle, mais pas pour tous. Chaque rencontre avec un collègue est une immersion rapide dans une cellule de vie intime, qui peu à peu compose un tableau varié et plutôt pessimiste du quotidien ouvrier.

Couples qui galèrent, femmes malheureuses ou seules, enfants ou maris violents, on finit par comprendre sans cautionner le refus des uns, et on s'émeut infiniment de la générosité des autres. La séquence où Timur fond en larmes devant Sandra, laissant s'échapper le poids de la culpabilité qu'il ressentait d'avoir voulu garder sa prime, est d'une beauté confondante. Et malgré la difficulté de son combat, qui alterne entre moments de soulagements et refus menaçants, le récit ne sacrifie jamais totalement au marasme et au découragement son propos. Deux séquences musicales en voiture ajoutent un peu de légèreté, toute naturelle, et quelques moments de liesse sont illuminés du sourire radieux de Marion Cotillard, par ailleurs très émaciée. Dans une scène terrible, elle confie envier l'oiseau qui chante, quelque part dans un arbre, avant de fuir devant son époux. Constamment sur le fil, forte et fragile à la fois, elle incarne à elle seule le vrai sujet du film : le courage dans l'adversité.

Mais Deux jours, une nuit n'est pas seulement une œuvre entièrement vouée à son sujet et à la force de son interprétation, c'est également un monument de mise en scène, l'air de rien. Car il est très périlleux de vouloir filmer une dizaine de fois la même scène avec juste un personnage interchangeable. Il faut savoir choisir le ton juste, le bon éclairage, les modulations dans le choix des mots, et surtout, cadrer. Le cadre est maître dans ces affrontements verbaux où les refus seront systématiquement signifiés par des lignes dures et verticales séparant Sandra de ses interlocuteurs, tandis que les acquiescements seront plutôt montrés dans des plans plus larges ou via des champs/contrechamps. Et le reste du temps, la caméra qui suit l'évolution de l'actrice dans les décors naturels où le film est tourné fait oublier par la grande élégance de ses mouvements l'aspect naturaliste de l'ensemble.

D'une concision et d'une précision redoutables, le dernier long-métrage des frères Dardenne est un film majeur de plus dans leur déjà riche carrière, un bel écrin pour son interprète principale et une fable lucide et désenchantée, mais pas résignée, sur la précarité et sur les conséquences de la crise.

Maxime Antoine



 

 


1h35 - Belgique, France - Scénario : Jean-Pierre & Luc DARDENNE - Interprétation : Marion COTILLARD, Fabrizio RONGIONE, Olivier GOURMET, Catherine SALÉE, Christelle CORNIL.

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